CHAPITRE III
Le bruit de la trappe. Ma nourriture. La bouillie jaunâtre.
Mais continuons…
Au service sanitaire de l’institut, on se montra très gentil, très compréhensif. Bien entendu, après m’avoir examiné sur toutes les coutures, on me trouva en parfait état de santé. Mais personne ne songea à se moquer de moi. Encore moins à me traiter de tire-au-flanc. Tout le monde connaît mon zèle à l’institut. En outre, ce n’était pas moi qui avais demandé à partir. Les papiers que j’apportais en faisaient foi. Il était même indiqué que j’avais insisté pour rester.
Selon la formule consacrée, je fus « mis en observation pour trois mois ». Mais, le même soir, on m’expédiait chez moi. À charge pour moi de me faire examiner deux fois chaque semaine par un médecin agréé par l’institut. Ce serait en l’occurrence mon excellent ami le docteur Arranghi, de Gênes.
Je pris la fusée transcontinentale. À 10 heures du soir, j’arrivai dans le grand port méditerranéen. Ma femme m’attendait avec notre hélicab. Elle me sauta au cou. Sa joie me réchauffa le cœur. Trois heures plus tôt, je l’avais eue au visophone et lui avais expliqué que tout allait bien.
Chez nous, il faisait un magnifique clair de lune. La villa blanche luisait entre les eucalyptus. Nous nous sommes précipités dans la chambre de notre petit Robert. Couché dans son berceau, il dormait comme un ange. J’ai déposé sur son front un baiser léger, puis je l’ai contemplé un long moment. Ensuite, Mérinda m’a pris dans ses bras.
— Maintenant, je vais t’embrasser un peu mieux, m’a-t-elle dit.
Elle m’a tenu serré contre elle, son visage contre mon visage, sa bouche sur la mienne. Puis elle s’est écartée un peu.
— Laisse-moi te regarder, mon chéri. C’est vrai, tu as une mine excellente… Sais-tu que ce retour précipité m’a inquiétée ?
— Tout va bien, dis-je. Une petite fièvre passagère. Et tu sais comment est mon frère… Il m’a expédié aussitôt… Ce qui me donne la joie d’être auprès de toi…
— Joie partagée, s’écria-t-elle. Mais approche-toi de moi. Tiens-toi bien droit. Mets le bout de ton nez sur le bout de mon nez…
Je lui obéis en riant.
— Tu as des souliers avec des talons bien hauts, dit-elle.
— Des talons ?…
— Oui. Le bout de ton nez est plus haut que le mien, ce qui n’est pas régulier.
— J’ai les mêmes souliers que d’habitude, ma chérie.
Elle éclata de rire.
— Alors, c’est que tu as grandi…
— À moins que ce ne soit toi qui aies rapetissé.
Mais elle me prit par le bras et m’entraîna gaiement.
— Viens. J’ai préparé un gentil petit souper d’amoureux que nous arroserons naturellement au chianti.
Le chianti me rappela le déjeuner d’anniversaire que j’avais partagé avec mon frère sur la planète Sérigny. Mais ce souvenir ne fit que m’effleurer.
Pendant les huit jours qui suivirent, je vécus dans la joie. Mérinda et moi, nous nous livrions aux plaisirs de la pêche sous-marine, nous allions visiter des musées dans les antiques villes italiennes, nous allions voir des amis.
Je m’étais rendu chez le docteur Arranghi. Il m’avait trouvé en excellente forme.
Ce matin-là, nous nous étions levés de bonne heure, avec l’intention d’aller faire une grande randonnée en Sardaigne. Nous étions dans la salle de bains, Mérinda et moi, en pyjama et pieds nus. Je me préparais à me raser. Ma femme – comme elle le faisait cent fois par jour – me prit dans ses bras et frotta sa joue contre la mienne.
— Ta barbe pique, me dit-elle. Vous, les bruns, vous avez des barbes terriblement dures… Mais attends… Laisse-moi regarder quelque chose… Le bout de ton nez, quand nous nous tenons bien droits tous les deux, est nettement plus haut que le mien… Pourtant, tu n’as pas de souliers…
Elle avait raison, Alors que nous avions maintes fois constaté – pour nous en réjouir – que nos deux nez étaient exactement au même niveau, il semblait maintenant que l’équilibre fût légèrement rompu, à mon avantage.
— On doit grandir, sur la planète Sérigny, me dit-elle en riant.
Elle ajouta, sur un ton de malice :
— Moi qui avais toujours rêvé d’avoir un mari de haute taille…
— À vos ordres, madame, fis-je. De combien de centimètres voulez-vous que je grandisse ?
Elle me toisa, c’est le cas de le dire.
— Mettons dix à douze, fit-elle. Et ce sera parfait…
— D’accord. Je vais m’en occuper… Ce sera l’affaire d’une quinzaine de jours…
Hélas ! Je ne pensais pas si bien dire !
Mais ce jour-là, et le lendemain, et le surlendemain, nous fûmes encore tout à notre joie. La randonnée en Sardaigne avait été merveilleuse. Puis nous avions assisté à un grand concert à Milan et à un spectacle « multiplex » à Rome. Ni Mérinda ni moi ne pensions que j’avais réellement grandi. La façon que nous avions de nous mesurer « nez à nez », si j’ose dire, et qui datait de l’époque où nous avions l’un et l’autre douze ans, car je connaissais ma femme depuis l’enfance, nous avait toujours effectivement semblé des plus approximatives.
Je fus le premier à m’alarmer, deux ou trois jours après notre voyage à Rome.
J’étais dans ma bibliothèque, en train de lire un rapport qu’un de mes collègues m’avait envoyé en me priant de l’examiner. À un moment donné, j’eus besoin d’effectuer une vérification. Je me levai pour prendre un livre de minéralogie qui se trouvait sur le plus haut rayon. Je l’atteignis sans effort.
Brusquement, tandis que j’accomplissais ce geste, le souvenir me revint qu’il me fallait me hisser sur la pointe des pieds pour atteindre un ouvrage sur ce rayon-là.
Je restai un moment perplexe. Peut-être me trompais-je ? Je renouvelai l’expérience sur un autre livre. Je pus le prendre avec la même facilité, sans que mes talons aient à quitter le sol. Pourtant, je n’avais aux pieds que des mules légères.
Pendant un moment, je demeurai comme stupide, contemplant les ouvrages, scientifiques pour la plupart, qui garnissaient tout ce pan de mur. Puis je me pris à me murmurer : « J’ai dû effectivement grandir un peu… »
J’étais un homme de taille moyenne : un mètre soixante-quatorze. Je vérifiai sur ma carte d’identité, qui avait été renouvelée – après visite médicale, pesée, passage sous la toise – juste avant mon départ pour la planète Sérigny. C’était bien cela. Un mètre soixante-quatorze.
Dans la villa, nous n’avions pas de toise. Je cherchai un mètre, une équerre, un crayon et, tant bien que mal, le long d’un mur, je parvins à mesurer ma taille.
Un mètre soixante-dix-sept… Et quelques millimètres…
Ainsi donc, j’avais effectivement grandi. Grandi d’un peu plus de trois centimètres. Ce n’était pas beaucoup, évidemment. Pas très apparent… Mais néanmoins bizarre, très bizarre… À vingt-huit ans on ne grandit plus. Peut-être cependant y avait-il des cas de légère croissance à retardement ? Je ne savais pas. Je regrettai que mon frère Georges ne fût pas près de moi. Il aurait su, lui. Il m’aurait donné une explication.
Néanmoins, je ne m’alarmai pas outre mesure. Et je ne parlai pas de ma découverte à Mérinda. Mais j’eus quelque mal à me replonger dans le rapport de mon collègue.
Deux jours plus tard – nous avions consacré ces deux jours-là aux plaisirs de la pêche sous-marine – ce fut ma femme elle-même qui revint sur ce sujet. Elle le fit d’un air mi-sérieux mi-plaisant.
— Je n’osais pas t’en reparler, André, me dit-elle… Mais j’ai bien l’impression, surtout depuis deux ou trois jours, que tu as grandi effectivement… Est-ce que par hasard tu voudrais tenir la promesse que tu m’as faite si solennellement l’autre jour ?
Je me mis à rire, d’une façon assez stupide. Mais je devais avoir l’air passablement embarrassé.
— Je vais te mesurer, me dit Mérinda.
C’est alors seulement que je m’aperçus qu’elle tenait un mètre à la main.
— Viens près de ce mur… Mais quitte d’abord tes souliers. Et tiens-toi droit…
Je protestai, disant que c’était ridicule. Mais sur son insistance, j’obéis. Cela se passait le 3 juin 2140. Je n’ai pas oublié la date. Elle marqua le début réel de mes tourments.
Mérinda mesura elle-même la distance entre le sol et la marque qu’elle avait faite sur le mur. Je vis ses sourcils se froncer. Je compris alors que, malgré le vœu qu’elle avait exprimé en plaisantant d’avoir un mari de plus haute taille, elle était soucieuse.
— Un mètre soixante-dix-huit…, annonça-t-elle. Tu as grandi de quatre centimètres, André… J’étais sûre que je ne m’étais pas trompée…
Elle me regarda comme si j’étais devenu un autre homme. Brusquement, elle se jeta dans mes bras, en balbutiant :
— Qu’est-ce qui t’arrive, mon chéri ? Il faut aller voir le médecin…
Le médecin, j’allai le voir le soir même. C’était d’ailleurs le jour où je devais lui faire une de mes visites bihebdomadaires.
Le docteur Arranghi m’accueillit avec un bon sourire, dans son vaste cabinet d’où on a une vue magnifique sur Gênes et sur la mer.
— Inutile de vous demander si vous êtes en bonne forme, fit-il. Mine magnifique, teint de plus en plus bronzé. Vous respirez la santé, mon cher. Je vais néanmoins vous examiner, par acquit de conscience. Comme d’habitude…
Il m’examina avec l’aide de divers appareils.
— Parfait, dit-il. Tout est en excellent ordre dans la bête. Et maintenant, nous allons boire un verre de ce vieux vermouth que vous aimez…
Tandis que nous dégustions le breuvage couleur d’ambre, il me dit soudain :
— Qu’est-ce qui ne va pas, mon cher ? Vous m’avez l’air un peu soucieux. Comme la santé est florissante, ce ne peut être que le moral. Un médecin a le droit de tout savoir. Puis-je vous aider ?…
J’eus un léger sourire.
— Le moral va très bien, docteur… J’ai l’esprit parfaitement tranquille et je suis un homme heureux. Ce qui m’arrive – et j’allais précisément vous en parler – est purement physique.
Il eut un léger sursaut.
— Allons donc ! Et c’est à moi que vous dites cela ? À moi qui viens de vous examiner avec ma minutie habituelle ? De quoi s’agit-il ?
— Il s’agit de quelque chose qui ne me paraît pas du tout normal. Je grandis…
Le docteur eut un nouveau sursaut, plus marqué que le précédent.
— Vous… Comment avez-vous dit ?
— J’ai dit que je grandissais… Que ma taille augmentait, si vous préférez…
Il me regarda avec un certain ahurissement.
— Vous êtes sûr ?
— Oui… Je crois bien ne pas me tromper…
— Mettez-vous debout…
Je lui obéis. Il me regarda…
— Oui, peut-être, fit-il. Ce n’est, en tout cas, pas très apparent. Comment avez-vous constaté cela ?
Je le lui dis. Il me demanda de lui montrer ma carte d’identité, pour y relever ma taille officielle. Puis il m’emmena sous une toise, qui indiqua exactement un mètre sept cent soixante-dix-huit millimètres.
— Êtes-vous sûr, me demanda Arranghi, qu’une erreur n’a pas été commise lorsque l’on a établi votre carte d’identité ?
— Je ne crois pas, lui dis-je.
Et j’insistai sur la constatation que j’avais faite quelques jours plus tôt dans ma bibliothèque en prenant un livre sur le plus haut rayon.
Il regarda de nouveau ma carte d’identité, cette fois pour en relever la date.
— Ainsi, me dit-il, vous avez grandi de quatre centimètres en moins de trois mois…
— C’est inquiétant ?
— Je ne crois pas, puisque tout indique que vous êtes en parfaite santé. Mais cela mérite examen… Je veux dire un examen plus approfondi de votre personne…
— Y a-t-il des cas semblables ?
— Mon cher, je ne suis pas un spécialiste de la croissance. Et vous êtes le premier exemple de ce genre dont j’aie personnellement à m’occuper. Mais je sais qu’il y a déjà eu des anomalies. Je sais en tout cas qu’il existe des gens – bien que cette particularité soit extrêmement rare – qui ne cessent pratiquement jamais de grandir. Ils grandissent avec une lenteur extrême, mais ils grandissent… Chez l’enfant et l’adolescent, la croissance est d’ailleurs un phénomène très irrégulier… Certains enfants semblent « noués ». On a l’impression qu’ils n’auront, devenus adultes, qu’une taille médiocre. Puis brusquement, parfois à la suite de quelque maladie même bénigne, ils se mettent à grandir beaucoup plus rapidement et atteignent une taille normale. Vous êtes encore jeune, mon cher André. Je ne serais pas surpris que les spécialistes de cette question – que je vais consulter – me fassent savoir qu’un homme, jusque vers la trentaine, est susceptible de grandir encore quelque peu à la suite de quelque petit choc psychologique. Cet accès de fièvre que vous avez eu sur la planète Sérigny n’est peut-être pas étranger à ce qui vous arrive…
Je me sentis rassuré. Visiblement, mon cas, sans être fréquent, n’avait rien d’absolument insolite. Même, j’acceptais déjà dans mon for intérieur, de grandir encore de quelques centimètres… Jusqu’à un mètre quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-trois… Pourtant, je demandai :
— N’y a-t-il aucun moyen d’arrêter ce phénomène ?
Le médecin eut un sourire.
— Vous êtes en bon état physique, dit-il. Le mieux, à mon sens, est de laisser faire la nature. Je ne vois d’ailleurs pas comment je pourrais intervenir. Mais rassurez-vous, cher ami. Il n’y a rien d’inquiétant dans votre cas… Revenez samedi… D’ici là, j’aurai consulté mes collègues… Et s’il y a un traitement à vous appliquer, nous vous l’appliquerons.